« Mademoiselle Albertine est partie » et c’est le début du drame du narrateur. Après avoir passé des mois à se demander à quel moment il quitterait cette jeune fille qui l’obsédait mais qu’il pensait ne pas aimer, le narrateur est confronté à son départ : « ces mots […] venaient de produire dans mon cœur une souffrance telle que je sentais que je ne pourrais pas y résister plus longtemps. Ainsi ce que j’avais cru n’être rien pour moi, c’était simplement toute ma vie. »
Dans le cycle d’A la recherche du temps perdu, Albertine disparue est le tome le moins volumineux, il n’en est pas le moins riche. Si dans le précédent, La Prisonnière, le narrateur nous perdait avec lui dans les méandres de sa jalousie maladive, la suite est le roman, tout aussi fort psychologiquement, du deuil. De tous les deuils possibles. Après la trop grande présence, et la non moins grande certitude que cette présence était garantie pour toujours, le narrateur est brutalement confronté à l’absence, et doit s’habituer à ce vide de la rupture, de la mort, de l’oubli.
Quatre chapitres comme quatre étapes de ce travail sur soi. Le narrateur tente tout, à la hauteur des complexités retorses de son esprit qui refuse d’avouer sa souffrance à la jeune femme, pour la faire revenir, jusqu’à ce que ce retour soit impossible. Il s’agira ensuite d’oublier.
D’abord, Albertine fait l’objet d’enquêtes. N’étant plus empêché par sa présence et ses excuses, le narrateur commence par faire parler d’anciennes connaissances et ce qu’il découvre le fait davantage souffrir et ravive la flamme encore vacillante de son amour. Il n’y aura que le temps qui sera un allié…, un voyage et un ancien amour.
Depuis le temps qu’il en parlait, le narrateur se rend enfin à Venise, nous donnant ainsi à lire des pages de pure critique artistique sur Saint-Marc ou la Cité des Doges.
Ce tome a déjà une tonalité de conclusion. C’est ici que nous retrouverons Gilberte Swann, le premier amour, qui a changé de statut, et d’identité (deux fois !) mettant ainsi en exergue tout ce que le passé a de définitivement clos. Ce bond dans le temps permet au personnage de réfléchir à l’oubli et au statut qu’acquièrent les personnes quand elles deviennent des souvenirs, ce que finira par devenir Albertine, inévitablement…
En outre, il se ferme sur un retour « du côté de chez Swann », à Combray. Ce retour sera psychologique, Gilberte revenant sur les souvenirs qu’ils y ont en commun, mais il est surtout physiologique. C’est ici que le narrateur trouvera le moyen de relier le côté de Guermantes et celui de Méséglise, rendant ainsi palpable, physique, une séparation qui ne l’est même plus socialement. C’est au moment où apparaît enfin une Mme de Saint-Loup que le narrateur se rend compte du leurre qu’était cette frontière fantasmée dans la construction de son univers.
Passé et présent se confondent, tout comme Guermantes et Méséglise, l’enjeu du Temps retrouvé s’ébauche ici et je dois vous avouer que j’ai hâte de le lire, tout autant que j’en ai peur : ce point final après 3000 pages de cet univers, de ces personnages – même parfois détestables, de ce style a quelque chose d’angoissant. Mais il va bien falloir retourner à Paris et faire passer cette épreuve du temps au Baron de Charlus, à la duchesse de Guermantes et aux Verdurin…
Suite dans le dernier épisode…
Priscilla